Quand le cours des
choses est une dérive.
Dans les quelques deux cents pages d’Entre les murs*, François Bégaudeau raconte la vie d’un collège, entre désabusement, désillusion et
humour.
François Begaudeau nous transporte dans un collège du XIXe
arrondissement de Paris. Dans cet univers clos, où les professeurs survivent en espérant les prochaines vacances scolaires, et où les élèves ânonnent le français entre deux renvois de cours, le
lecteur rit spontanément sur un thème bien sérieux: l’école. Mais si notre regard suit un professeur désenchanté, qui malgré tout parvient bon an mal
an à dire la loi, le lecteur pressent avec angoisse ou sourde préoccupation, que l’institution d’enseignement n’a peut-être plus rien à voir avec l’enseignement, et chaque fois moins avec le
pouvoir d’une institution. Professeurs découragés aux discours obsessionnels, chérubins en errance bloqués par leur
analphabétisme et leurs réactions tribales, proviseur désabusé au langage du pédagogisme moderne, le navire Education Nationale prend l’eau et sombre, lentement, devant un lecteur qui se demande
si l’humour ne cache pas les prémisses d’un désastre. Les situations virent au grotesque et pourtant, elles font le quotidien d’hommes et de femmes, qui à la place de faire leur métier, cherchent
à gagner du temps, à se soustraire à une insupportable pression.
Lucide,
Begaudeau fait signe vers l’impossibilité de la communication entre les acteurs du collège : la langue n’est plus guère maîtrisée par personne. Les élèves l’entendent, mais n’en connaissent
pas les expressions élémentaires ; quant aux enseignants, certains personnages du livre sont proprement inquiétants lorsqu’on considère la platitude de leurs échanges langagiers. Comment
alors enseigner si se comprendre relève de la gageure ? Comment, simplement, faire lire et écrire, si un élève interroge le professeur pour savoir si « leur » est bien un
verbe ? Comment faire comprendre à deux élèves, qui se retirent du Conseil d’Administration, à cause d’un fou rire prolongé, que dire qu’elles se sont comportées comme des pétasses, est la
formulation d’une analogie, et non une infâme insulte mettant en cause l’identité de leur « moi »? Elles se plaindront d’ailleurs d’avoir été « insultées de pétasses ».
Dans un sublime effort, l’explication du professeur tentera de distinguer l’usage des verbes « insulter », « traiter de », que les deux jeunes filles ignorent complètement.
Peine perdue. Mission impossible. Ces adolescentes se sentiront blessées dans leur dignité, alerteront le Conseiller d’Education sur les mauvais traitements infligés.
François Begaudeau dresse un bilan en établissant des faits. Sans analyse, la visée est descriptive, l’élan est positiviste. Malgré cette volonté d’objectivité, se dégage de son écriture un bien
étrange sentiment de « spleen » et de pesante mélancolie. Elèves et professeurs, emportés par la fatalité, parviendront à la fin de l’année, c'est-à-dire aux vacances, objectif
essentiel de survie, échappant pour deux mois, aux contraintes d’une école dont le but n’est plus qu’une socialisation sans ambition, encadrée par des discours figés, réduite au dénuement du
simple fonctionnement. Sans l’avouer, Begaudeau fait porter la responsabilité de l’échec à toutes les strates composant notre école. Ballotté entre les incivilités des élèves, leur exclusion
régulière, les problèmes de photocopieuse, les réunions stériles ou parodie de communication, les discours pompeux de piètre façade, les souffrances de l’heure de cours et la typologie parfois
schématique des personnages, le lecteur ne boudera point son plaisir, mais ne pourra éviter une tristesse discrète, nostalgie implicite de ceux qui se faisaient une autre idée de l’école
républicaine.
*François Begaudeau, Entre les Murs, Editions
Verticales, 2006.