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Dialegein

La formation philosophique ouvre l'esprit à la considération de la diversité des objets. Ce blog d'un professeur de philosophie propose des articles thématiques variés.

Benoît XVI et l’ombre de Samuel P. Huntington.

Publié le 16 Juin 2007 par Bruno Guitton in Philosophie

  

 

Benoît XVI et l’ombre de Samuel P. Huntington.

 

 

Mardi 12 septembre 2006, lors d’un discours à l’université de Ratisbonne, dans le sud de l’Allemagne, le pape Benoît XVI a fait référence au lien entre islam et violence en commentant l’ouvrage de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue (1350-1425). Dans l’ouvrage Entretiens avec un musulman, 7e controverse, Manuel II dialogue avec un persan érudit à qui il propose cette requête : Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau.. L’empereur prend alors clairement position : Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait (…)Dieu n’aime pas le sang et agir de manière déraisonnable est contraire à la nature de Dieu.La foi est le fruit de l’âme et non du corps. Celui qui veut donc conduire quelqu’un vers la foi doit être capable de parler bien et de penser juste, et non de violence et de menace…Pour convaincre une âme raisonnable, on n’a pas besoin de son bras, ni d’armes, ni d’un quelconque moyen par lequel on peut menacer quelqu’un de mort.

Il ne nous appartient pas de juger de la pertinence théologique des propos de Benoît XVI qui visent, sans conteste, la Jihad ou guerre sainte, mais de questionner le rapport que sous-tend cette déclaration, entre deux des plus grandes civilisations, l’Occident chrétien et le monde islamique. Nul ne peut mettre en doute l’œcuménisme de la chrétienté, nul ne peut attribuer à Benoît XVI le projet d’une critique de l’islam dans son intégralité. Mais l’ampleur des réactions aux déclarations du Saint Père attise les tensions, sur fond de terrorisme et d’intervention des Etats-Unis en Irak(1). Or il est quand même bien difficile d’imaginer une quelconque ignorance du pape des analyses géopolitiques qui, précisément, soulignent l’opposition, le risque de conflit entre des ensembles culturels appelés civilisations où le rôle de la religion est historiquement constitutif. Avec cette remarque ciblée et incontestablement explicite, Benoît XVI nous renvoie au livre de Samuel P. Huntington paru en 1996 : le Choc des civilisations(2). La thèse de l’ancien conseiller de l’administration Carter(3) annonce une géopolitique marquée par des fractures culturelles, c'est-à-dire identitaires, annonciatrices de grandes confrontations. La politique devient alors l’expression d’une affirmation, voire d’une volonté d’un hégémonisme civilisationnel qui souhaite générer la violence et qui menace l’Occident tant du côté de l’Asie avec la Chine, que du monde musulman. Or cette analyse doit être questionnée, simplement parce qu’elle n’annonce rien de bon sans être véritablement capable de fonder son discours, et qu’ semble fermer la porte du dialogue entre les cultures.   

 

 

DEFINITION DU CONCEPT DE CIVILISATION COMME PARADIGME.

Huntington définit la civilisation dans une perspective épistémologique et pratique. Comme tout paradigme ou modèle, le concept de civilisation vise à identifier, ordonner et hiérarchiser les phénomènes géopolitiques. Il autorise également une explication causale des événements : conflits, relations internationales et économiques entre les Etats, phénomènes sociaux, tendances politiques de fond. Pratiquement, ce concept c rend possible la distinction entre l’essentiel et l’accidentel ou l’accessoire. Grâce à ce modèle, des prédictions pourront être effectuées et des anticipations justifiées et légitimées. Enfin, l’on devra être capable d’utiliser cette grille de lecture pour agir en accédant à une intelligibilité de l’action politique en reprenant les analyses que cette philosophie parvient à construire.

 

 

EXTENSION DU CONCEPT DE CIVILISATION.

Huntington refuse de penser la civilisation au singulier. Héritage d’un XVIIIe siècle où l’on oppose barbarie à civilisation, ce concept désigne la civilité, le monde des villes et  son développement social, économique, culturel tandis que la rusticité et l’obscurantisme de l’existence à la campagne sont condamnés comme facteur d’immobilisme et d’alíénation. Mais le pluriel est nécessaire. Un contenu élargi du concept de civilisation doit nous faire saisir toute sa richesse et sa diversité. Les civilisations sont avant tout des entités culturelles déterminées par des valeurs, modes de pensée ou visions du monde, des religions, une histoire, une ou plusieurs langues, et un espace ou une géographie qui a évolué et s’est façonnée avec le passage du temps. Si l’on pense les civilisations comme le mode le plus élevé de regroupement humain permettant aux individus de s’identifier, c’est qu’elles sont englobantes. Chaque élément de caractérisation doit être pensé par rapport au tout civilisationnel. En cela, leur temporalité est incontestablement celle de la longue durée. Au fond, leur survie dépend de certaines idées structurantes qui perdurent plus ou moins de manière marquée. Enfin, les civilisations n’incarnent pas en priorité pour Huntington des entités politiques. Les Etats qui les composent sont très souvent différents, voire antagonistes dans certaines conjonctures historiques.

Tous ces traits nous aident à repérer neuf grands ensembles : les civilisations chinoise (cf. Chine, Corée, Viêt-Nam, Philippines), japonaise, hindoue (centrée sur l’Inde, le Sri Lanka, etc.), musulmane (cf.Du Sénégal à la Nouvelle-Guinée basée sur la religion du même nom), occidentale ( Europe de l’Ouest, Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande, civilisation basée sur le christianisme), orthodoxe (Russie, Ukraine, Balkans Orientaux, Grèce… basée sur le christianisme orthodoxe), africaine (cf. Sans l’Afrique du Nord et la corne de l’Afrique, apparemment sans religion dominante), bouddhiste (cf. Tibet, Mongolie,etc.) et la civilisation d’Amérique latine (cf.Du Rio Grande à la Terre de Feu basée sur un catholicisme fort).

 

THESE DE HUNTINGTON.

Huntington défend au fond cinq idées importantes.

D’abord, la politique est multipolaire, ce qui signifie multicivilisationnelle. En établissant cette remarque par l’observation des événements et évolutions de la politique post 1945, et surtout post guerre froide, les occidentaux doivent prendre une conscience claire que le phénomène de modernisation (cf. développement scientifique et technologique, universalisation de la communication, mondialisation économique) ne correspond pas à une occidentalisation du monde.

Au contraire, la puissance de l’Occident est en perte de vitesse constante alors que les ensembles civilisationnels non occidentaux se modernisent tout en refusant les valeurs occidentales.

Ensuite, les rapports de force ont changé. L’Asie connaît un fort développement économique, politique et militaire tandis que l’islam vit une démographie galopante, chacun affirmant la spécificité de ses propres valeurs.

Huntington poursuit en décrivant ce qui est pour lui un nouvel ordre mondial de type civilisationnel où les regroupements entre Etats se font sur la base des affinités culturelles et surtout ici, religieuses. Ce qui rend presque impossible l’intégration d’une société extérieure dans ce même ensemble.

Enfin, l’auteur dénonce la prétention de l’Occident à l’universalité qui conduit presque indéfectiblement à des conflits violents entre les Etats. D’où le rôle essentiel que doivent jouer de son point de vue les Etats-Unis dans ce nouvel ordre mondial en changeant de politique, en abandonnant leur prétention à être le gendarme du monde, c'est-à-dire en restant sur la défensive.

 

LE DECLIN DE L’OCCIDENT.

Huntington affirme et décrit la décadence de l’Occident. Elle se dit d’abord territorialement. En 1920, l’Occident occupait 40 millions de km2 et les sociétés musulmanes 2,5. En 1993,  15 millions de km2 leur appartiennent.

Sur le plan démographique, entre 1965 et 1990, le nombre d’habitants de la planête est passé de 3,3 milliards à 5,8, soit un taux de croissance annuelle de 1,85% alors qu’il a été supérieur pour les sociétés musulmanes, dans la même période, à 2, 2,5%. Entre 1965 et 1990, la population du Maghreb a augmenté de 2,65% par an, passant de cette façon de 29,8 millions à 59 millions. La proportion des jeunes, 15-24 ans, est dans les principaux pays musulmans supérieure à 20% de la population.

Economiquement, il aura fallu 58 et 47 ans à la Grande-Bretagne et aux USA pour doubler leur PNB par habitant, 10 ans à la Chine, 33 ans au Japon, 11 ans à la Corée du Sud, et 17 ans à l’Indonésie. Par ailleurs, le taux de croissance annuelle de la Chine dans les années 80 et au début des années 90 a été de 8%. Si l’on prend la part de la civilisation musulmane dans le PIB mondial, on s’aperçoit qu’elle était de 4,6 en 1970, 6,3 en 1980, et 11% en 1992.

Mais l’économie permet aussi la puissance militaire. De ce côté, Samuel P. Huntington constate également un affaiblissement. Entre 1985 et 1993, l’armée du Royaume-Uni est passée de 377 100 hommes à 274 800 tandis que l’armée française voyait ses effectifs entre 1995 et 1997 baisser de  290 000 hommes à 225 000. En termes budgétaires, les dépenses militaires en extrême orient sont passées entre 1985 et 1993 de 89,8 milliards à 134,8 alors que celles de l’Otan chutaient de 10%. Dans la guerre contre l’Irak,  les USA ont utilisé 75 % de leur aviation active, 42% de leurs chars d’assaut moderne, 46% de leurs transports de troupes, 37% de leurs soldats et 46% de leurs marins. Cette intervention fut coûteuse et a démontré l’énorme effort qu’il fallait désormais aux USA pour mener à bien une campagne militaire. Parallèlement, l’on peut examiner la part de la civilisation islamique dans le nombre total de soldats au niveau mondial,  et nous obtenons 6,6 en 1970 et 4,8 % en 1991, alors que l’Occident passait de 26,8 en 1970 à 21,1%.

Cette faiblesse de l’Occident est aussi culturelle. On se plaît à souligner que l’anglais est devenu la langue universelle. En 1992, seuls 7,6 % de la population mondiale la parlait alors que 15,2 % parlait le mandarin, 3,5% l’arabe. Dans le même mouvement, il faut noter que les populations non occidentales sont plus riches, plus urbaines et mieux formées : 50% de la population indienne sait lire et écrire, 75% de la population chinoise. Mais au-delà de la langue et de la formation, ce sont clairement les valeurs universelles de l’Occident qui sont rejetées. Démocratie, individualisme, tolérance, chrétienté, consumérisme, séparation des pouvoirs spirituel et temporel donc laïcité, sont aujourd’hui la cible de cultures qui défendent clairement leurs différences en vilipendant les dérives que ces mêmes valeurs ont générées. Huntington reprend notamment les analyses d’un haut responsable politique de Singapour :  A commencer par Lee Kuan Yew(4), les dirigeants de Singapour ont proclamé la montée de l’Asie dans les relations avec l’Occident, et ils ont opposé les vertus de la culture asiatique, fondamentalement confucéenne, qui seraient responsables de sa réussite- l’ordre, la discipline, la responsabilité familiale, le goût du travail, le collectivisme, la sobriété, - à la complaisance, la paresse, l’individualisme, la violence, la sous-éducation, le manque de respect pour l’autorité,etc. p152 L’on s’aperçoit alors que l’universalisme a changé de camp et que les valeurs du confucianisme sont prônées comme universelles par une civilisation asiatique qui assume sa propre histoire et se réfère à sa propre tradition.

Samuel P.Huntington met à jour également le développement d’un processus d’indigénisation. Face au colonialisme et à la volonté d’occidentaliser le monde, les cultures asiatiques et musulmanes puisent en elle-mêmes la profondeur de leur identité, d’où le développement du sentiment religieux, de ses pratiques et de sa publicité. Par exemple, le réveil de l’islam est marqué par une plus grande fréquentation des mosquées, une augmentation des publications religieuses, et des gouvernements qui se réclament explicitement de l’islam. Dans le même temps, on ne peut nier le rôle social joué par les organisations islamiques comme les Frères Musulmans vis-à-vis des populations déshéritées (cf. 1992, tremblement de terre en Egypte, construction d’écoles et de dispensaires). Quelques chiffres : la proportion de la population mondiale adhérant aux principes de l’islam est passée de 15,3% en 1970 à 19,2 en 2000. Le christianisme occidental voyait dans le même temps sa part baisser de 0,6%. Autres repères chiffrés : en 1989, on trouvait 160 mosquées et une madrasa en Asie centrale et au début de 1993, 10 000 mosquées et 100 madrasas. Contrairement à ce qu’en pense l’opinion, les mouvements islamiques radicaux ne drainent nullement les déshérités en errance mais sont composés d’étudiants et de membres des classes moyennes. Huntington résume alors ce sursaut vigoureux :En somme, la résurgence religieuse à  travers le monde est une réaction à la laïcisation, au relativisme moral et à la tolérance individuelle et une réaffirmation des valeurs d’ordre, de discipline, de travail, d’entraide et de solidarité humaine. P136

Ce qui conduit au fond le professeur de Harvard à penser les relations entre les identités comme profondément conflictuelles.

 

LES IDENTITÉS SONT SOURCES DE TENSIONS, VOIRE DE VIOLENCE POUR HUNTINGTON.

Si l’identité se définit par rapport à soi avec la langue, la religion et la culture, Huntington insiste sur le fait que c’est par rapport à l’autre, le différent que le sentiment identitaire se construit ou devient objet de conscience. On observe alors :

-         Un sentiment de supériorité et l’autre devient inférieur.

-         Une peur ou un manque de confiance vis-à-vis de l’autre.

-         Des difficultés de communication et de compréhension de l’altérité à cause d’une langue et de comportements différents.

-         Un manque de familiarité vis à vis des principes, des valeurs et des repères qui structurent la société de l’autre.

Le problème ici est que l’on est beaucoup moins disposé à faire des compromis lorsque les différends sont culturels que lorsqu’ils ne sont que purement matériels.

Huntington n’est pas dans cette partie de son analyse sans nous rappeler un des grands philosophes allemands. Il s’agit de l’influence de la thèse de Carl Schmitt, juriste constitutionnel et élève de Max Weber. Schmitt (1888-1985) fut un penseur catholique et nationaliste, adversaire résolu de la république parlementaire de Weimar. Conseiller du chancelier Schleicher (décembre 1932 - 30 janvier 1933), Schmitt soutint ensuite l’Etat hitlérien avant de prendre ses distances en 1935 (tout en restant membre du parti nazi jusqu’en 1945). Schmitt réfléchit une problématique apparemment différente de celle de Huntington. Il s’agit pour lui d’identifier le critère qui peut en fait déterminer ce qui est proprement politique. Ce critère est la discrimination entre « amis » et « ennemis ». Les peuples se réfléchissent et forment une représentation d’eux-mêmes dans la relation qu’ils entretiennent. Ou ils se regroupent en fonction d’intérêts communs ou d’une même vision géopolitique, ou ils s’opposent à cause de visions antagonistes. En ce sens, la religion, la culture ou l’économie conditionnent la politique quand ils sont facteurs de regroupement ou de fracture. Ce que la politique fait pour Schmitt, la civilisation le fait pour Huntington.

Les conflits sont alors identifiés à partir de quatre catégories :

Le premier type de conflit oppose deux civilisations sur leur frontière : L’islam au contact d’autres civilisations engage ou a engagé des hostilités en Bosnie-Herzégovine, au Cachemire, au Nigeria.

Le second type de conflit ou de tension provient du rejet de l’Occident et plus spécifiquement des Etats-Unis.

Le troisième type de conflit naît au cœur même d’une civilisation pour le contrôle du pouvoir (cf. La lutte entre radicaux et réformateurs dans le monde islamique).

Le quatrième type d’hostilité apparaît à l’intérieur même d’un pays divisé entre plusieurs influences civilisationnelles (cf.Turquie, Russie par exemple).

Huntington se concentre tout particulièrement sur les conflits où l’Islam a été impliqué. En premier lieu, dans les années 80, les pays musulmans avaient des taux de militarisation (c'est-à-dire un nombre de soldats par mille habitant) et des indices d’effort militaire (c'est-à-dire le taux de militarisation mesuré par rapport à la richesse d’un pays) nettement plus élevés que les autres : 11,8 et 17,7 alors que les pays chrétiens n’avaient eux que 5,8 et 8,2. Pour ce qui est des conflits, voyons le tableau     p 365 du Choc des civilisations :

 

Conflits ethnopolitiques en 1993-1994

 

                      Intracivilisationnels           Intercivilisationnels                      Total

 

Islam                11                                         15                                              26

Autres              19(dont 10 conflits tribaux en Afrique)     5                                              24

Total                30                                          20                                              50

 

 

CRITIQUES DE LA NOTION DE CIVILISATION

Le paradigme ou modèle de Huntington est essentiellement basé sur une référence religieuse. Or elle ne peut prétendre à définir une identité totalisante. Si nous prenons l’exemple de l’Europe occidentale, le christianisme y est incontestablement déclinant. Ce qui minimise les soi-disant raisons profondes de l’antagonisme entre le monde de l’islam et l’Occident européen chrétien. D’un autre côté, si l’on ne prend en compte que l’aspect religieux, il est insoutenable d’opérer une dichotomie entre l’Occident et la civilisation d’Amérique latine essentiellement chrétienne.

L’obsession de Huntington pour le monde musulman ne semble pas réfléchir la diversité de cet ensemble. Dès la mort de Mahomet, le monde islamique s’est divisé entre les chiites et les sunnites, qui eux-mêmes se subdivisent entre chiites duodécimains en Iran  et Druzes en Syrie ou au Liban, et entre chiites malékites et chafiites en Afrique.(5) Ces courants ne sont pas porteurs du même sens de l’existence, du droit, etc. En fait, pour appliquer son modèle, Huntington, doit nier la richesse de la diversité des peuples. Rappelons que les arabes du Moyen Orient et d’Afrique du nord ne représentent que 20% des musulmans du monde et que de nombreux conflits les ont opposés au cours de l’histoire. Sans oublier, les peuples turcs (Turquie, Turkménistan, Kazakhstan), les perses (Iran, Tadjikistan), les Pakistanais, qui possèdent eux aussi leur propre trajectoire…On est alors en présence d’un ensemble très disparate qui n’est absolument pas en processus d’unification. En réalité, en affirmant que le concept de civilisation est par définition englobant, Huntington joue sur tous les tableaux. Si le recoupement entre les Etats ne peut se faire à partir de la religion, on trouve alors des points communs politiques. S’il ne peut s’effectuer à partir de la politique, par exemple du type de régime étatique en place, on prendra alors l’identité religieuse. Ce qui permet à Huntington de ne pas statuer sur les éléments identitaires les plus décisifs. L’on devrait alors se rendre à l’évidence : la diversité des Etats doit être analysée au cas par cas en insistant sur les spécificités nationales, économiques, géopolitiques. Certes, on multiplie alors les tendances et on fait éclater le spectre géopolitique en ses composantes spécifiques, mais il en va de la vérité même et donc de la précision de l’analyse.

Enfin, affirmer le primat de la civilisation sur tous les autres types de voies pour façonner une identité, c’est oublier que la mondialisation est un fait. L’universalité des échanges, la circulation rapide de l’information, un temps et un espace virtuels, ont nécessairement des conséquences lorsque la curiosité des individus porte sur la culture et la différence de l’autre. Comment au fond décider de l’influence de l’Occident ? Est-il perçu de la même manière dans les pays arabes lorsque l’on parle des Etats-Unis ou d’Israël que lorsque l’on réfléchit la politique étrangère de la France ? (cf. les dernières positions françaises pour arrêter le conflit au Liban) ? Or cette différence est quand même bien portée par des medias, qui aujourd’hui, diffusent leurs informations dans le monde entier.

 

CRITIQUES DE L’ANALYSE DES CONFLITS EN TERMES CIVILISATIONNELS

Prendre le monde musulman comme un bloc aux mêmes intérêts, c’est dans ce cas rendre impossible la lecture de certains conflits. Entre 1980 et 1988, la guerre entre l’Iran et l’Irak met en présence des musulmans arabes et des sunnites d’Irak contre musulmans perses et chiites d’Iran. Dans la guerre du golfe, on trouve dans la coalition anti-irakienne des musulmans (cf. Egypte, Arabie Saoudite, Turquie) qui combattaient avec des occidentaux chrétiens. Certes, Huntington fait aussi référence à un Islam qui serait par définition conquérant alors que ces principes impérialistes ne seraient point présents dans la chrétienté, mais c’est oublier les croisades (5), les guerres fratricides entre catholiques et protestants, ainsi que le rôle ambigu de l’Eglise dans le soutien à certaines dictatures (cf. le franquisme en Espagne) ou son silence lors du génocide juif. De plus, l’administration Bush, est responsable de toute une série de tensions pour être intervenue en Irak, à partir d’une véritable propagande mensongère sur de pseudo armes chimiques, dont Saddam Hussein aurait été le producteur. Cette vérité, aujourd’hui reconnue n’est pas sans poser problème…

Pour terminer, soyons conscients également des limites de la géopolitique. Il reste encore à l’Occident de belles cartes à jouer s’il veut bien se souvenir qu’il est héritier des grands principes démocratiques de la philosophie des Lumières, qui a défendu la tolérance et sa condition même, c'est-à-dire le principe de publicité de la pensée. La pensée s’échange dans le monde technologique ; elle engage plus que jamais la nécessaire connaissance des modes de réflexion et de l’héritage de l’autre. Ainsi, l’islam ne peut se réduire aux fous de Dieu si l’on veut saisir sa richesse. C’est bien en réalité en cherchant et en trouvant des interlocuteurs, sujets du dialogue et de la dialectique, que seront amoindris les risques de violence. Et des philosophes, hommes de lettres, hommes de sciences, il y en a dans toutes les cultures !

 

 

CONCLUSION :

On le voit, la déclaration de Benoît XVI (7) devant un parterre d’universitaires, qui dans son intégralité, s’apparentait davantage, à une profonde analyse philosophique des rapports entre la foi et la raison, a été éclairée d’une lumière particulière, dont la source est la pensée d’une certaine géopolitique actuelle. Il y a vraisemblablement ici une portée qui n’a pas été calculée, ni souhaitée. Cependant, le décor Huntingtonien s’est peu à peu installé et il projette une sémantique dangereuse. Il faudra une grande lucidité, à la fois aux politiques et aux hommes de la chrétienté, pour tenir ferme la barre d’un universalisme de la tolérance et du dialogue, face à un danger qui reste le même : l’obscurantisme du néo fondamentalisme qui frappe les innocents, sous prétexte d’une nouvelle guerre de religion. Et au fond, ce sont les adeptes de ce néo fondamentalisme que le pape Benoît XVI désignait dans sa condamnation d’une foi aveugle à la rationalité qui incite à la violence pour convertir. Aussi, Huntington présente-t-il ses propres dangers. Lire les relations internationales exclusivement en termes de conflits ou de guerres civilisationnelles participe d’une téléologie de l’affrontement et ne propose nullement les alternatives d’échanges et de respect mutuel entre des cultures, certes différentes, mais pas nécessairement ennemies.

 

BRUNO GUITTON

 

NOTES

1- Nous proposons quelques réactions, sans doute assez représentatives, à la déclaration de Benoît XVI.

- Le cardinal George Pell, chef de l'Eglise catholique d'Australie, a estimé que la violence des réactions aux propos tenus par le pape sur l'islam "justifiait l'une des principales peurs de Benoît XVI". "Elles démontrent le lien qu'établissent de nombreux islamistes entre religion et violence, ainsi que leur refus de répondre à la critique par des arguments rationnels, ne réagissant que par des manifestations, des menaces et une véritable violence", écrit l'archevêque de Sydney dans un communiqué. "Je pense que nous devons mener une étude approfondie de ce que le Coran dit de la violence, du parcours des premiers musulmans et de l'expansion militaire qui s'est poursuivie pendant des dizaines d'années, et solliciter l'avis de nos amis musulmans", a-t-il précisé au micro de la radio australienne.

-Le Grand Cheikh de la mosquée égyptienne d'Al-Azhar, la plus importante institution sunnite au monde, a exigé mardi que le pape Benoît XVI présente des excuses plus claires après ses propos de la dernière semaine sur l'Islam.----L'Algérie a fait part dimanche de sa "profonde stupéfaction" après les propos du pape Benoît XVI la semaine dernière sur l'Islam, jugés offensants par les Musulmans."C'est avec une profonde stupéfaction que l'Algérie a pris connaissance des propos que la haute autorité spirituelle et politique de la Curie romaine a tenus", souligne une déclaration du porte-parole du ministère algérien des Affaires étrangères. Selon cette même déclaration, le nonce apostolique (ambassadeur du Vatican) à Alger a été convoqué par le ministère des Affaires étrangères pour lui "demander des éclaircissements sur ces propos si incroyablement méprisants pour la communauté musulmane dans son ensemble".

- Benoît XVI a loué dimanche 24 septembre 2006 la religieuse italienne tuée en S, pour avoir accordé sur son lit de mort son pardon aux auteurs de l'attaque, possiblement liée à la controverse suscitée par les propos du pape sur l'Islam.

2- Samuel P.Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000. Première édition en 1996.

3- Il fut expert auprès du Conseil National Américain de Sécurité sous l’administration Carter.

4- Lee Kuan Yew fut le tout premier Premier ministre de la république de Singapour de 1959 à 1990.

5- On fera alors bonne lecture du livre d’Alexandre Adler Rendez-vous avec l’islam, Grasset 2005.

6- Il y eut neuf croisades entre le XIe siècle et le XIIIe siècle.

7- On trouvera l’intégralité du discours de Benoît XVI sur le site : http://eucharistiemisericor.free.fr

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T
Le slogan de Malraux : "Le XXIeme siècle sera religieux ou ne sera pas." semble aujourd'hui prophétique.Quel curieux retour de bâton, ce flux et reflux du sacré, cette trancendance qui fut sécularisée, en Occident, et qui polarise la révolte identitaire, dans les pays musulmans.J'avoue que ce déploiement vigoureux de la religion, dans certains pays musulmans, m'est quasi incompréhensible, et que la promesse d'une universalité à l'occidentale, pourvoyeuse de progrès, d'égalité et de justice, a clairement échoué !
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B
MonsieurIl y avait effectivement un risque dans la destruction systématique de la transcendance en Occident: la "déspiritualisation" de l'existence et la relativité des valeurs. Comment alors l'Occident peut-il continuer à promettre? C'est tout l'enjeu de l'avenir.Merci de votre lecture.BRUNO GUITTON