Il faut laisser reposer les écrits de Varlam Chalamov(1), non pour qu’ils reposent en paix, dans l’oubli universel ou dans les sarcophages du Panthéon des oeuvres monumentales, mais pour prendre de la distance. Avec le recul, les ouvrages du grand russe laissent des traces, propagent leurs effluves. Les Récits de la Kolyma ont leur temporalité. En ce qui nous concerne, c’était il y a un an. Nous avons rencontré, comme tant de lecteurs, la routine du camp, le froid glacial, les mélèzes qui se couchent, la loi cruelle et injuste de la pègre dans les baraquements de fortune, l´éphémère du havre de paix de l’hôpital, les engelures, les coups des gardes, la faim chronique, les maladies qui rongent, le tissu de blancheur qui recouvre les morts et les fait blocs de glace, en somme l’univers du Goulag soviétique. Ces récits, souvent très courts, racontent une vie, un personnage, un enfermement, une évasion. Avec des mots simples, Chalamov se fait peintre, précisément portraitiste. Un an après, on a l’impression que ces ZEK y sont encore, dans leur enfer, engloutis dans la mer de neige. Serait-ce un indice du succès de son écriture ? Les hommes de 2010 poursuivent leur chemin tandis que ceux, déportés dans la sauvagerie de Sibérie, continuent à creuser dans les gisements aurifères de la Direction Générale des Gisements, juste au dessus du cercle polaire arctique. Après tout, c’était bien le risque suprême, que dure l’impitoyable routine de l’esclavage stalinien, que chaque jour, dans leur souffrance, se figent des minutes d’éternité. Ils n’en sont pas sortis. C’était impossible. D’ailleurs Chalamov meurt dans une sorte d’asile de vieillards qui joue le rôle d’hôpital psychiatrique, à Moscou, pauvre, affaibli et malade. Pris au piège du passé, devenu sourd et muet, le génie d’où ne cesse d’émaner l’énergie pour vivre chaque jour un peu plus, mais plié comme les mélèzes qui annoncent le passage des saisons, paye sur son corps les épreuves endurées. Alors, nous avons cédé à une curiosité : quel visage avait-il ? Derrière ces milliers de pages, quel était l’homme Chalamov ? Le choc fut rude, mais à la hauteur de l’œuvre. Chalamov est terriblement figé, le visage émacié, les rides profondes sur une peau grise, le regard intense, les yeux fixes, brûlants, la chapka polaire enfoncée sur la tête (là-bas le froid ne quitte personne), le menton inquisiteur de ceux qui reviennent de l’Hadès communiste. Les photographies traduisent semble-t-il l’homme Chalamov, écrivain du Goulag. Il nous impressionne, c’est à dire qu’il imprime en nous sa marque comme le sceau dans la cire. Il laisse en nous des traces. C’est en ce sens qu’il ne nous fallait pas écrire tout de suite, dans les feux de la passion de la découverte. Il nous fallait ouvrir l’espace d’une concentration sur les empreintes que Chalamov avait inscrites en nous. Une question se présente alors : comment cette humanité qu’apparemment nous partageons, se divise-t-elle ainsi, entre Chalamov et les siens, les hommes de la blanche Sibérie des camps, et nous les humains d’aujourd’hui ? Nous sommes si éloignés. Et pourtant, le temps fait être le bagnard du froid comme ce qui en l’humain révèle la substance d’un être : Chalamov est pour nous la possibilité essentielle, celle d’être absolument, c'est-à-dire malgré tout.
BRUNO GUITTON
Note :
1-Varlam Chalamov est né en 1907. En 1937, il est envoyé à la Kolyma, presqu’île à l’est de la Sibérie, condamné à cinq années de camp en vertu de l’article 58 du droit stalinien, c'est-à-dire pour « activité contre révolutionnaire trotskyste ». En 1943, il est de nouveau condamné pour propagande contre révolutionnaire. En 1947, il devient aide médecin dans un hôpital de la région et est libéré en 1951. De 1954 à 1972, il écrit les Récits de la Kolyma qui racontent son expérience concentrationnaire. Il décède en 1982.