Existentialisme oui, moralisme non ?
“L’existentialisme contre le moralisme” Cette phrase a-t-elle
véritablement un sens ? Entendons-nous d’abord. Appelons moralisme la tendance à la plus extrême rigueur morale. Définissons la morale comme un ensemble de règles, commandements, obligations, à
respecter dans les pensées, les relations et les actions effectuées par les individus. Elle suppose la haute conscience de la responsabilité, c'est-à-dire que toutes les actions humaines sont des
conséquences de la volonté comme cause. La rigueur du moralisme sous-entend que l’on ne pourrait alors échapper à cette responsabilité puisqu’elle est constitutive de notre être comme agissant,
et bien sûr, aux jugements d’appréciation ou jugements de valeurs sur nos comportements. Enfin, le moralisme s’origine dans une pure
négativité : celle de la faute, du désir coupable, et donc de la tentation donnant lieu, dans la pratique, à la litanie des mauvaises actions.
L’existentialisme, de son côté, est un courant de pensée philosophique
dont on peut identifier deux précurseurs : Kierkegaard et Husserl. Repérons un existentialisme chrétien avec Karl Jaspers, Gabriel Marcel, Chestov et Berdiaev, pour aller vite, un
existentialisme athée avec Martin Heidegger et donnons une place prépondérante au grand existentialiste français, souvent reconnu par l’opinion, à tort d’ailleurs (1), comme le père de cette
école : Jean-Paul Sartre.
Mais qu’entend-on par existentialisme sartrien ? La philosophie de Sartre s’origine dans le fait de placer l’existence avant l’essence. C’est après le surgissement de l’être dans le monde que les définitions peuvent être données et les valeurs identifiées. Dans l’Existentialisme est un humanisme, il déclare : L’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et se définit après. L’homme tel que le conçoit l’existentialisme, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.(2)Le message est clair : rien dans le firmament des valeurs. L’homme décide, agit et fait être dans son projet d’existence. En faisant, l’homme se fait. Alors rien ne sert de se référer à des conceptions toutes faites, ni de nature religieuse, ni de nature rationnelle. Il n’y a pas de monde intelligible des idées morales ou des valeurs a priori à respecter. Je suis donc condamné à être libre, à sortir de ce délaissement, c'est-à-dire de cette solitude du sujet laissé à lui-même dans un ciel idéel vide de références,(3) pour être cet être de mon faire. L’homme en ce sens est liberté et ne fait pas, comme on le croit trop souvent, telle ou telle action libre. De plus, il n’est pas libre parce qu’il userait éventuellement de sa volonté. Il ne peut faire autrement que choisir. Il EST libre. Mais en disant l’être de notre être comme pure liberté surgissant dans le monde pour faire, et par conséquent se faire, Sartre nous définit comme unique cause de nous-mêmes rendant impossible tout discours valide sur le poids des déterminismes comme efficacement déterminant. Certes, Sartre ne nie pas les conditions sociales, économiques et politiques qui font les situations (4) dans lesquelles l’homme se trouve, mais elles ne peuvent valoir de justification, d’alibi pour fuir, dans la mauvaise foi, sa responsabilité. En effet, ces déterminismes ne sont que des circonstances et il appartient à l’homme de se définir par rapport à eux. Pour faire allusion à Bourdieu par exemple, je puis toujours dire oui ou non à la reproduction sociale dans laquelle je suis inscrit malgré moi, oui ou non à la violence symbolique qui s’exerce sur moi sans mon consentement, oui ou non aux habitus de ma classe sociale que mon milieu transmet sans pleine conscience, etc. De sorte que le sujet ne peut invoquer ces contraintes puisqu’elles n’en sont pas essentiellement. Tout choix est par excellence inconditionné et sans contrainte. La révolte du sujet reste toujours une pure possibilité.
Mais allons plus loin. La thèse de Sartre est encore plus impitoyable
que le rigorisme intransigeant car on ne peut échapper à l’implacable liaison de notre volonté comme cause avec nos actes comme conséquences, débouchant, en quelque sorte, sur une production de
sens qui possède une valeur universelle : ce que j’ai choisi et fait donne à l’humanité un exemple de ce qui est possible de choisir et de faire. Il s’agit d’une sorte d’exemplarité
universelle. Ma responsabilité n’est donc pas strictement individuelle, je suis créateur d’universalité modélisante.
Cependant, l’on pourrait invoquer que, contre le rigorisme, l’on peut au moins se dresser. Le vrai libertin, par exemple, serait donc le militant du désir, acceptant, comme le fétu
de paille transporté par les bourrasques de vent, d’être sujet de son désir ou d’y être assujetti: le désir, seul le mènerait, avec sa versatilité imprévisible. En ce sens, il serait
soi-disant léger. Faux dirait Sartre. Il peut dire oui ou non à ses désirs, s’opposer fermement à sa ou
ses passions. Parce qu’il est jeté dans le monde dans un projet qui est bel et bien le sien, le libertin est lui aussi condamné à être libre. Passionnés comme existentialistes, on ne peut fuir sa
responsabilité. Mais pourquoi cette nécessité du « devoir être » ?
C’est que le moralisme et l’existentialisme se développent à partir de présupposés profondément négatifs : l’être et l’existence sont profondément insatisfaisants. Pour le premier, l’homme est par essence transgresseur d’un bien qui est complétude, bonheur et béatitude, donc pure positivité. On ne peut condamner moralement que si le modèle d’être est celui d’un sujet de la faute, dont la liberté est d’abord possibilité intrinsèque du blasphème et du grand « non » de l’homme à ses dieux. Pour le second, l’existence elle-même est pure négativité dans l’expérience de l’absurde (5). Rappelons la Nausée et la contemplation de Roquentin, de la racine de l’arbre. Dépourvue de sens, de consistance, de substance, l’existence est absurde et rend l’homme « l’être de trop » dans ce paysage désolé : qu’y vient-il y faire, comment peut-il y trouver sa place ? Il a donc à y faire pour y être…
Pour résumer, il est impossible de refuser l’existentialisme sinon l’existence ne prend aucun sens, et ma conduite, si elle cherche à échapper au projet d’être, est immédiatement taxée de mauvaise foi. Pire encore, le jugement sur mes actes, donc sur l’exercice de ma volonté qui les a choisis, sera impitoyable car il portera sur mon être du moment s’étant fait dans le faire de mon action. Comment ne pas alors s’évaluer puisque je suis l’origine et la fin de mes actions ? Quel meilleur terrain pour les morales ? N’y a-t-il pas là une tendance à la radicalisation du choix, de l’exercice de la volonté, façonnant une responsabilité lourde, très lourde à assumer puisque l’homme est projet et pas autre chose ?
Concluons rapidement que l’existentialisme est le moralisme de l’existence et que l’on ne peut au fond l’opposer complètement et absolument au moralisme en général.
BRUNO GUITTON
Notes
1-Ce que Gabriel Marcel avait appelé « le phénomène Sartre » occultait en effet l’existence même de tous ceux qui avaient pu participer de près ou de loin , auparavant, à la genèse de l’existentialisme : Kierkegaard, Heidegger, Jaspers, ou Gabriel Marcel lui-même étaient « néantisés » par les thuriféraires de l’auteur de L’être et le néant considéré comme fondateur et l’unique chef de file de l’ école existentialiste.
Denis Huisman, Introduction à L’existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre.par Gabriel Marcel Vrin, pp9-10
2-Sartre, L’existentialisme est un
humanisme. p22
3-Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. »C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialisme ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme.
Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945)
4- « Nous appellerons situation la contingence de la liberté dans le plenum d’être du monde » Sartre, L’être et le néant p 568
Mon corps (p569), ma condition
sexuée, le lieu où je suis (p576), mon passé (p577-579), ma famille, ma position sociale (p98-99 et 510-511) sont ainsi les plus communes et ordinaires situations. Or la conscience que nous en
avons est dérivée des buts que nous nous sommes assignés. C’est le projet que nous avons formé qui nous désigne et nous fait éprouver le sens des
diverses situations. Une montagne n’est ni escarpée, ni infranchissable en soi. Elle ne peut être rendue telle que par le projet que nous pouvons
former de l’escalader ou de la franchir. Que nous l’éprouvions donc comme indifférent ou insupportable, comme chanceux ou comme fortuné, comme utile ou nuisible, le sens de notre situation
présente est toujours déterminé par le projet que la volonté nous assigne.
Nicolas
Grimaldi, Les
ambiguïtés de la liberté, PUF, p93.
5- La Nausée, c’est au fond la prise de conscience de la contingence, et en même temps de l’absurdité qui s’attache à l’existence elle-même. Roquentin, dans le jardin public, a vraiment la révélation de l’absurdité : d’abord l’absurdité des choses. Il regarde une racine, cette racine sur laquelle se fixe son regard existe dans la mesure où il ne peut l’expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle le fascine, lui emplit les yeux, le ramène sans cesse à sa propre existence. Gabriel Marcel L’existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre.Vrin, p42.