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Dialegein

La formation philosophique ouvre l'esprit à la considération de la diversité des objets. Ce blog d'un professeur de philosophie propose des articles thématiques variés.

Qu’y a-t-il de plus dans l’art que dans la réalité ?

Publié le 6 Décembre 2009 par Bruno Guitton in Philosophie

Qu’y a-t-il de plus dans l’art que dans la réalité ?

 

 

 

« L’art est le réel absolu ». Cette affirmation du poète Novalis pose problème tant on aurait plutôt tendance à penser que l’art est le réel relatif, relatif à l’individualité de l’artiste ou à la singularité du génie, donc à un réel qui est son réel. Et si l’on imaginait un artiste qui s’efface derrière son œuvre pour nous la laisser contempler comme re-présentation de la réalité, nous serions toujours dans le relatif, c'est-à-dire dans la perspective jetée par un homme sur le monde extérieur. La réalité serait alors celle de la perspective et non de la réalité elle-même. Mais plus simplement, la position de Novalis répond à une interrogation qui prend l’art comme objet de pensée à l’aune de la réalité. Rien d’étonnant à cela si l’on veut bien accepter une lecture de la création artistique et de la philosophie de l’art comme dialogue entre l’œuvre et cette référence absolue que serait la réalité, comme repère du Beau (cf. Est beau ce qui imite la nature), comme critère du vrai (cf. Est vrai ce qui permet l’adéquation de la pensée à la chose, ici l’œuvre).  Mais ce rapport entre art et réalité est d’autant plus problématique que le concept de réalité est difficile à construire, et que l’art, par la multitude des œuvres, se définit en plusieurs sens, souvent antinomiques. S’interroger sur ce que l’art aurait de plus que ce que livrerait la réalité, semble nous faire d’emblée accepter ce qui ne va pas de soi : un rapport existe et il serait à évaluer dans une relation de degré (cf. il y a plus de réalité dans l’art que dans la réalité elle-même ou il  y en a moins) ou de simple dénombrement d’éléments spécifiques (cf. l’art disposerait d’éléments propres c'est-à-dire totalement absents de la réalité ou d’éléments imaginaires que la réalité ne nous offrirait point). Pourtant, ce qu’articule la question dans son aspect problématique est justement la supposée fécondité de ce rapport en tant qu’il pourrait être éclairant pour définir l’art et l’œuvre, et donc le Beau.

Mais ce rapport est en premier lieu celui de l’imitation : l’œuvre belle en ce qu’elle imite parfaitement  la nature est considérée par la tradition philosophique platonicienne comme un bien faible degré de réalité, un appauvrissement de notre rapport au monde vrai, une perte du réel dans l’illusoire et l’apparence. Il nous faudra interroger, d’une manière critique, cet idéalisme qui juge l’œuvre comme modeste copie d’une réalité intelligible à qui on a conféré toute la valeur de vérité en saisissant l’art comme puissance de dévoilement d’un réel masqué. Ce sera alors le moment de questionner, ce qui une fois de plus, pourrait instrumentaliser l’œuvre comme chemin qui mènerait au monde. Et si l’art n’était, d’abord et avant tout, que purement artistique, c’est à dire discipline cherchant son essence en elle-même, sorte d’art pour l’art créant son propre monde de références, bien loin des repères fournis par notre expérience commune de la réalité ? Dans cette perspective, sera-t-il alors nécessaire de considérer comme consommée la rupture radicale entre le réel et l’œuvre ? Et dans ce cas, l’art sera-t-il bien assuré de son identité propre par sa seule provenance : celle d’une imagination créatrice d’imaginaire ?

 

 

 

Dire qu’il y a moins dans l’art que dans la réalité, c’est se placer dans le cadre de la tradition platonicienne de la condamnation de la “mimésis” ou imitation. En effet, rappelons-nous que pour Platon ce qui fait qu’une chose est une chose, c’est son essence ou son Idée. C’est par exemple l’Idée d’arbre qui fait que l’objet que je vois devant moi est bien un arbre. Aux multiples espèces d’arbre s’oppose donc l’unicité de l’Idée, permanence et immutabilité de l’essence, condition de possibilité de toute reconnaissance dans la réalité de mon monde d’ici-bas des copies de cette Idée. Dans l’art, nous avons, d’après cette analyse, à faire à une réalité doublement dégradée. Socrate fait appel dans la République Livre X à un exemple éclairant, celui du lit,  qu’il propose au fond pour répondre à la question : qu’est-ce qu’un imitateur ?  Trois types de lit y sont distingués. En premier lieu, l’Idée ou essence contemplée par l’esprit des hommes ; en second lieu, l’objet fabriqué par le menuisier première dégradation de l’Idée dans une de ses réalités inférieures et enfin, la peinture d’un lit, copie de la copie du lit de l’artisan. Avec la peinture, il s’agit de la réalité la plus éloignée de l’Idée car avec l’objet du menuisier, nous pouvions au moins en faire le tour, contempler plusieurs de ses facettes, tandis que la représentation picturale se limite à un seul aspect, une seule perspective de l’objet, c’est à dire à une apparence du lit comme apparence de lit. On voit donc bien que la dégradation de l’Idée, seule véritable  réalité, est ainsi seconde.

 

 

Mais cette conception de la représentation comme mimesis s’est précisée par rapport à une définition de la réalité pour le moins contraire au sens commun : l’Idée est le réel absolu et les êtres, les choses du monde ne sont que de pâles reflets ou copies de ce modèle intelligible.Or si l’on veut bien, un temps du moins, se rendre à l’opinion selon laquelle le monde des objets, des êtres, le monde d’ici bas, est le monde réel alors que les idées ne sont que pures constructions de l’esprit et ne possèdent donc pas de consistance, une seconde condamnation de l’art apparaît malgré tout, qui rend compte de la « mimesis » comme pure impossibilité pratique et vaine prétention créatrice.

Constatons en effet que les moyens de l’art sont par définition limités. La peinture ne saurait nous restituer la dimension de la profondeur, la sculpture celle du mouvement, etc. Représenter la réalité revient à la perdre dans le processus d’extraction d’une de ses dimensions d’existence, construisant ainsi une illusion, c'est-à-dire une déformation du réel que l’on ne peut éviter. Tout devient donc illusion dans l’art dès lors que l’on prend conscience du caractère partiel et donc partial (cf. c’est l’artiste qui choisit la perspective) de l’entreprise artistique. Résumons : les moyens limités de l’art rendent donc impossibles toute identité entre la représentation de l’objet et l’objet de la représentation. Cette impossibilité pratique révèle dans le même temps une incroyable vanité du créateur. Non seulement le dessein de représentation est voué à l’échec mais l’intention de représentation est purement personnelle, renvoie au désir de l’artiste d’égaler les productions naturelles et ne devrait donc présenter pour le public qu’un intérêt fort limité. La raison en est simple. Elle marque bien l’échec de la volonté mimétique : à quoi bon représenter dans les œuvres ce que nous pouvons trouver dans notre environnement ? Préférons dans ce cas le modèle à la copie.

Cependant, cette thèse est sans doute à nuancer. Platon était étranger à une détermination précise du domaine de l’art comme domaine des Beaux- Arts, qui verra le jour dans le cadre de la philosophie esthétique du XVIIIe siècle (cf. Baumgarten). En ce sens, il ne faut point s’étonner que la question de la beauté examinée dans le Banquet par exemple, ne fasse aucune référence à l’art ou à une œuvre quelconque. D’ailleurs, dans les ouvrages platoniciens, l’art est plutôt défini comme savoir-faire ou technique et non pas comme ce qui crée le Beau. A cela une raison : la question de la vérité est ce qui occupe et préoccupe Platon. Il est alors fort compréhensible que ce décentrement de la question du réalisme de l’art aboutisse à une dévalorisation de celui-ci comme le « moins du réel ».

 

Mais si imiter n’était d’aucune manière le but de l’art, et si par conséquent le Beau n’est pas la copie parfaite du modèle naturel, ne serait-il pas plutôt une création résultat de l’usage d’une imagination dont on dit qu’elle est capable de créer son propre monde, dont on valorise l’immense richesse en comparaison à un réel bien limité ?

 

 

 

C’est pour Descartes dans la Méditation Métaphysique I un point de vue qui néglige la véritable définition de l’imagination. Elle est faculté de combinaison des éléments simples de la réalité. Par exemple, la représentation des sirènes et des satyres, ne contient aucun élément radicalement nouveau par rapport à la réalité. Elle n’est qu’une combinaison des couleurs et des formes que notre sensibilité nous livre dans la perception. Effectivement, l’on pourrait rencontrer les œuvres les plus étranges ou « abstraites », cependant, l’on ne saurait dans la peinture par exemple éviter d’y mettre les couleurs que nous connaissons tous. Il ne saurait y avoir par conséquent plus dans l’art que dans la réalité puisque l’art puise dans le réel les éléments simples fournis par l’expérience sensible des hommes. En définitive, le pouvoir créateur de l’artiste s’exprime dans la seule puissance de son imagination, faisant exister l’œuvre comme produit de cette faculté combinatoire mais non véritablement créatrice.  Rien ne saurait égaler la multiplicité des combinaisons possibles que la réalité nous présente dans les objets et les êtres qui l’habitent.

Cependant, cette thèse sous-entend que l’art dépend de l’imagination dont la seule vertu créatrice se réduirait au seul pouvoir de recomposition. Mais recomposer suppose de disposer des éléments simples de la réalité. Or comment les dégager ? Sommes-nous assez sûrs de ce que nous nommons le réel pour pouvoir le décomposer dans un premier temps, puis dans un second, le recomposer dans une oeuvre ? En effet, le réel ne se donne qu’en se voilant, en se dissimulant. Quand on le perçoit, ce que les sens nous livrent n’est pas la reproduction d’un donné mais peut-être l’objet d’une vaste entreprise de simplification…

 

 

 

La réalité peut être définie comme totalité. Mais si la totalité est bien l’ensemble de tout ce qui est : comment en faire un concept, c'est-à-dire une représentation universelle abstraite sans trouver le critère constitutif de cette unicité ? La réalité est sans doute d’abord pour nous ce dans quoi et ce vis-à-vis de quoi nous agissons. Elle est prétexte ou raison des interventions des hommes. En d’autres termes, disons que la réalité est matière de notre action. Nous ne voyons la plupart du temps que les objets dont nous pouvons nous servir ou d’où nous pouvons obtenir un profit. Par là, elle est toujours déjà simplifiée, réduite, schématisée, voire caricaturée. Bergson dira dans Le rire que nous collons des étiquettes sur les choses par l’intermédiaire du langage, résultante lui-même de siècle de sédiments pragmatiques. Dans ce cas, la réalité première pour l’homme n’est pas une incroyable richesse d’éléments simples combinés à l’infini. Au contraire, elle apparaîtrait bien plutôt comme une matière uniformisée par la recherche de la satisfaction de nos besoins et de nos désirs. Le réel est pauvre de variété parce que nous sommes des êtres pour qui la valeur suprême est l’utilité, voile qui nuit à une appréhension fine du réel. Bergson dira d’ailleurs que « l’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité ». Pour y accéder, il faut rompre avec les conventions pratiques, la socialisation réductrice de la matière et retrouver une pureté de la perception qui n’appartient qu’aux véritables artistes. Par ce désintéressement de la conscience, l’homme sera susceptible de penser et de percevoir la réalité telle qu’elle est.

Mais il y a encore dans cette position une croyance ou du moins ce qui pourrait être interpréter comme telle : l’art n’est qu’un moyen qui permettrait de construire la vérité du monde comme adéquation entre l’œuvre et le réel. Certes, Bergson considère que cette entreprise n’est au fond possible que dans le cadre d’une purification de notre perception, vertu par excellence de l’artiste, (vertu innée d’ailleurs). Dans cette optique, c’est implicitement privilégier dans l’histoire de l’art les écoles naturalistes et accepter que cette mission s’effectue sans qu’une troisième personne vienne assumer une médiation entre l’artiste et l’œuvre : le spectateur. Or celui-ci forme dans l’expérience esthétique (du grec aisthesis  sensation) un sens spécifique que l’on pourrait dénommer le goût. Dans l’expérience esthétique de la rencontre des œuvres, c'est-à-dire grâce aux sensations éprouvées, une éducation, peu à peu se façonne. Ainsi, l’on trouvera des adeptes de telle ou telle école de peinture dont la proximité avec certaines œuvres procure un véritable plaisir. Comment penser alors que ce sens du regard, cette contemplation renouvelée n’aient aucune conséquence sur la perception de la réalité elle-même ? En d’autres termes, ce sens de l’esthète lui fait percevoir la réalité avec les yeux de tel peintre qui l’a beaucoup intéressé ou passionné. Dans ce cas, on comprend pourquoi Oscar Wilde considérait que son siècle signifiait la décadence de l’art. L’obsession naturaliste d’un Zola (cf. Le roman expérimental) ou d’un Maupassant (cf. Préface de Pierre et Jean) était insupportable à celui porteur d’une thèse tout à fait originale : L’art n’imite pas la nature, c’est la nature qui imite l’art. Dans le Déclin du mensonge, son texte de 1889, O.Wilde fait référence à la peinture de Turner, notamment au thème de la représentation des brouillards dans les écoles impressionnistes. Dans le choix des tons pastel, du caractère indéterminé des formes de la toile, « ces lointains vaporeux », le charme mystérieux des brouillards londoniens se laisse goûter. On peut penser que le contemplateur éduqué par les brouillards de Turner percevra la nature des brouillards londoniens existants avec les mêmes affections que celles ressenties dans l’expérience esthétique. Le sens esthétique oriente notre perception qui construit notre rapport à une réalité qui n’est réalité que par cette même orientation.

 

 

 

Mais se pose ici un problème : le réel esthétisé par l’art est-il le réel véritable ? N’oublions pas que les influences artistiques sont multiples, ce qui reviendrait à éclater la réalité dans la diversité subjective des contemplations aboutissant par là même à un relativisme stérile. Ce n’est donc pas tant sur le regard porté sur l’œuvre qu’il faut se pencher, comme l’a si bien fait Wilde, mais sur l’être même de l’œuvre afin de la questionner sur ce qu’elle nous révèle.

Comment savoir par exemple si le tableau de la paire de soulier de paysans de Van Gogh (1886-1887 : Vieux souliers aux lacets) est la véritable paire du paysan, c'est-à-dire celle qui dit la réalité de l’objet, donc sa vérité ? Dans les Chemins qui ne mènent nulle part, plus précisément le texte de la conférence sur l’Origine de l’œuvre d’art,  Heidegger pose la question de l’être de l’œuvre. C’est d’abord simplement une chose. La sculpture sur bois est dans le bois écrira-t-il. Elle est chose faite de bois par conséquent. Mais entendons–nous sur ce qu’est une chose car c’est un terme bien souvent indéterminé. A cette fin, Heidegger repère trois catégories de choses : les choses en soi qui ne se montrent pas (cf. la totalité de ce qui est, Dieu, etc.), les choses de la nature et enfin celles de l’usage. Cependant, comment penser ce qui fait que ces choses sont des choses, c'est-à-dire leur choséité ? Trois interprétations sont recensées par Heidegger : une chose est une substance ayant des accidents ; une chose est l’unité d’une multiplicité sensible, une chose est une matière informée. Or l’œuvre semble pouvoir se dire dans ces trois sens sans pour cela se définir comme œuvre : ce n’est pas parce qu’elle est substance que nous en saisissons l’essence ; elle est comme bien d’autres choses une unité sensorielle que la perception organise ; et enfin, la matière informée renvoie plutôt à un point commun avec le produit ou si l’on veut l’outil qui lui aussi est fabriqué. Mais parce qu’il est au cœur de la pensée que l’esthétique philosophique développera pour comprendre et radicalement penser l’œuvre d’art, (et aussi malheureusement pour manquer son essence), Heidegger va plutôt privilégier dans un premier temps le couple matière/forme. Ce couple nous autorise-t-il à penser l’œuvre dans ce qu’elle est comme œuvre, c’est à dire dans sa réalité même ? Dans ce couple, Heidegger établira que c’est la forme qui prédomine puisque c’est elle qui organise la matière. Il y voit là la définition du produit. Le produit est produit parce que son utilité détermine la forme à être ce qu’elle est et donc à organiser la matière. Par conséquent, l’être produit du produit réside bien dans son utilité : c’est précisément à cause de cela qu’il est oublié. La paysanne ne le pense pas et rien ne nous fait le prendre en compte tant nous sommes habitués à son utilité qui interdit sa contemplation.

Mais qu’est-ce qui nous a permis de penser ainsi ce produit en le faisant littéralement être pour nous alors qu’il n’existait pas comme objet de notre attention, de notre pensée ou  de l’intentionnalité de notre conscience ? Il s’agit de la représentation de la paire de souliers dans les tableaux de Van Gogh. « C’est l’être produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre à son paraître ». L’œuvre est l’ouverture de la vérité du produit : c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre dans l’œuvre. Faut-il entendre par là le retour de la thèse de la mimésis ? L’être œuvre de l’œuvre est-il ce qui fait advenir la vérité sur le mode de la copie de la réalité ? Heidegger ne le pense pas. Pour lui, l’être œuvre de l’œuvre dispose de deux caractéristiques : elle installe un monde et elle fait advenir la terre. La paire de souliers de Van Gogh et le temple grec, autre exemple heideggérien, disposent de la même caractéristique qui consiste à rassembler dans leur unité les rapports dans lesquels un peuple a déterminé ses options de vie. Avec le temple grec, nous saisissons le destin d’un peuple et ses valeurs. Comment les Grecs pensaient-ils la mort ? Quels Dieux honoraient-ils ? Quelles étaient leurs définitions du bonheur et du malheur, leurs attitudes dans la victoire ou la défaite ? Entendons-nous,  un monde n’est ici ni un cadre figé dans lequel les choses et les êtres prendraient place, ni un simple assemblage de choses données : il est ouverture dans laquelle les choses reçoivent leur mouvement et leur repos, leur proximité et leur éloignement, leur ampleur et leur étroitesse. En définitive dirions-nous, il est tout ce que la réalité de l’étant inauthentique ne peut nous révéler. Le second moment de l’analyse de l’être œuvre de l’œuvre est appelé, suivant les traductions, la production ou le faire-venir de la terre. Celle-ci n’a pas ici de signification géologique (matière déposée en couches) ou astrologique (la planète). La terre se manifeste d’abord par le matériau de l’œuvre tout en ne se réduisant pas à celui que nous connaissons dans la fabrication car dans la fabrication, le matériau est essentiellement oublié, négligé : il disparaît. Dans l’œuvre, la matière enfin paraît. L’œuvre fait ressortir la matière en tant que la parole du poème révèle le dire, les couleurs du tableau leur éclat, les sons de l’œuvre musical leur résonance.

Le monde et la terre sont donc les objets du dévoilement que l’art révèle dans l’être œuvre de l’œuvre, la vérité oeuvrant dans l’oeuvre.

Que l’analyse d’Heidegger donne à l’œuvre d’art une dimension de vérité grâce au dévoilement nous semble décrire un être de l’œuvre pensé par rapport à la question de savoir ce qu’est l’être de l’étant, c'est-à-dire malgré tout de la traditionnelle question de la métaphysique. Rien de surprenant de constater que l’artiste n’y tient pas une grande place : la vérité en s’installant dans l’œuvre crée l’artiste plus que le contraire. De plus, le contemplateur de l’œuvre correspond davantage à l’homme comme unité d’un genre que comme un individu ou sujet, sans quoi on ne saisirait pas l’importance des remarques de Heidegger sur l’œuvre dans sa portée historiale. Où sont donc passées la subjectivité de l’artiste, la fonction originale de son imagination et l’indépendance et l’autonomie de l’œuvre ? Sans doute l’œuvre d’art est-elle plus que son rapport à la vérité dans une hypostasie du monde, de la terre ; sans doute est-elle plus que ce que ses conditions historiales dévoilent dans la révélation de son être. Il nous reste alors à poser l’ultime hypothèse : celle d’une rupture radicale entre art et réalité faisant de l’œuvre ce qui ne peut être réel, niant une quelconque relation de degré entre art et réalité.

 

 

 

Parce qu’elle est le produit d’une conscience qui imagine, celle de l’artiste, « l’œuvre d’art est un irréel ». Certes, mais comment l’établir ? Pour Sartre, il y a une double condition pour qu’une conscience imagine : d’abord poser le monde dans sa totalité synthétique et poser l’objet imaginé comme hors monde, ou, dans une autre formulation : poser le monde comme néant pour que l’image soit image. Sartre, dans l’Imaginaire, prend l’exemple du tableau de Charles VIII. Pour considérer Charles VIII comme image, il est nécessaire de faire abstraction de l’objet tableau, fixé au mur, dans un musée, à une certaine heure visité, etc.. La totalité synthétique qui est comme le fond du tableau doit être niée pour pouvoir précisément viser l’image. C’est en néantisant le monde comme synthèse que l’image apparaît comme image. L’objet imaginaire est donc en quelque sorte frappé d’irréalité par négation ou néantisation d’un monde considéré comme réalité. D’ailleurs Sartre décrira les quatre formes possibles de cette négativité : cet objet est soit inexistant, absent, existant ailleurs ou n’étant pas posé comme existant. En l’occurrence ici, l’image de Charles VIII nous donne son objet comme absent ou inexistant. Si l’œuvre n’a pas de rapport avec le réel, ces remarques impliquent-elles qu’elle soit le résultat d’une réalisation, c'est-à-dire d’un processus d’objectivation de l’imagination de l’artiste ?  La toile serait réalisation d’une image mentale, le réel étant littéralement la matérialisation de son intuition créatrice. Sartre s’oppose à cette position en disant que le tableau est l’analogon de Charles VIII. En empruntant ce terme à Husserl dans les Méditations cartésiennes (V), Sartre veut nous signifier que le tableau permet de viser une chose absente à travers lui. Autrement dit, il sert de corrélat à la conscience qui imagine pour atteindre un objet absent. Comme analogon, le tableau ne réalise rien car ce qui se manifeste en lui n’existe pas dans le monde. Il n’y a donc rien à réaliser car réaliser, c’est faire être dans le monde.  Or il n’est pas dans le monde comme tout. La preuve en est :  l’analogon manifeste une lumière particulière, SA lumière particulière, un point de vue spécifique ou perspective, SA perspective, des tonalités de couleur originales, SES tonalités de couleur, etc. bref, ce qui est irréel par définition. Un autre exemple sartrien : la VII e symphonie de Beethoven prend sa réalité dans l’irréalité de son exécution. L’écouter c’est ne plus voir la salle de concert,  observer la direction du chef d’orchestre, regarder l’heure de son exécution, se représenter les alentours de la salle Pleyel, etc. Elle est musique pure parce qu’ irréelle, c'est-à-dire parce qu’elle nie le monde où elle se fait entendre, mais non écouter. Par son œuvre, l’artiste est ici dépassé: elle vit de sa vie propre qui s’irréalise pour être. Qu’est-ce qui est beau dans cette conception sartrienne de l’œuvre d’art ? C’est cet ensemble de caractéristiques de l’œuvre en tant qu’elle comporte la néantisation du monde dans sa structure essentielle.

 

 

Pour conclure, nous dirons que l’art pensé à l’aune de la réalité est une tentative que nous avons jugée infructueuse si l’on cherche  à déterminer la spécificité ou l’essence de l’art. D’une œuvre comme copie bien insatisfaisante d’un modèle naturel lui-même copie de la perfection de l’Idée, et d’une œuvre qui permettait au réel de « s’esthétiser » nous sommes allés à une œuvre dont le sens se révélait dans son rapport à la vérité. Vérité du monde dans une perception purifiée pour Bergson,  la vérité de l’étant pour Heidegger. Cependant, l’œuvre se disant malgré tout, et malgré les efforts d’ Heidegger lui-même pour y échapper, dans le sens d’une métaphysique de l’œuvre, nous est apparue manquer son existence véritable, celle d’un irréel produit par la nature même de la conscience du créateur et du spectateur. L’œuvre est donc œuvre, par et grâce à l’imagination de l’artiste, refusant la trivialité appauvrie du réel commun.

Aussi terminerons–nous par cette brève pensée de Baudelaire dans Salons de 1859 :« Je  préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive ».

 

BRUNO GUITTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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